Big Brother joue les cerveaux. En France, les villes qui investissent le plus dans les caméras de surveillance découvrent ces jours-ci la vidéosurveillance intelligence. Comme c’est le cas à Nice cette semaine. Connecté à des logiciels, l’œil de la caméra sélectionne désormais les comportements anormaux.
Ce jeudi, le maire de Nice Christian Estrosi a annoncé la mise en place de la vidéosurveillance intelligente (sic), VSI dans le jargon du secteur. Cette technique est le dernier cri en matière de vidéosurveillance, celle censée convaincre définitivement les sceptiques et reléguer au placard de la préhistoire les systèmes actuels, y compris les batteries d’opérateurs qui scrutent les écrans.
Elle consiste à rajouter une couche de logiciel qui va analyser grâce à des algorithmes les images ou le son pour faire de la “détection automatique d’anormalité”, la DDA comme disent les spécialistes. Une alarme se déclenche alors, pour prévenir l’opérateur derrière ses écrans, par exemple. Ou quand la technologie s’allie à l’homme pour une sécurité optimale.
“Ce système mettra tout le monde d’accord sur la vidéosurveillance”, s’enthousiasmait Dominique Legrand, le président de l’association nationale de la vidéoprotection (AN2V). En France, quelques villes commencent à l’adopter, même si cette technologie est loin d’être mûre.
Cannes, Nice, Lyon
Historiquement, il semble que Grenoble ait ouvert le bal avec une expérimentation avortée si hasardeuse qu’elle lui a valu, ainsi qu’à la société Blue Eye Video une nomination au Big Brother Awards en 2005. Actuellement, la ville de Cannes a mis en place un tel système à l’occasion du G20. Il est programmé pour détecter les colis suspects, les contre-sens, le maraudage, les attroupements et les plaques d’immatriculation.
L’analyse du son permet quant à elle de détecter des bruits de verre, des cris, un chien qui aboie, etc. Sa voisine Nice ou bien encore Lyon s’y mettent aussi. Autant de villes qui cajolent la vidéosurveillance et entendent rester à la pointe en la matière.
La VSI est sensé s’inscrire dans une chaine qui assurera un degré de sécurité maximale dans nos villes, comme le décrivait Dominique Legrand dans le guide Pixel 2011, édité par l’AN2V [pdf] :
“-1) Un fait délictueux est détecté –automatiquement- sous l’œil protecteur d’une caméra,
2) Un opérateur reçoit l’alarme et évalue la criticité de l’acte grâce à la caméra qui vient de donner l’alerte d’anormalité,
3) Cet opérateur alerte à son tour les forces de l’ordre appropriées, notamment les plus proches,
4) Une intervention terrain est décidée, dimensionnée, et opérée.”
La VSI est sensée pallier les limites des opérateurs1 : “La vigilance d’un opérateur décroit rapidement, et spécialement la nuit : nous savons qu’un œil humain ne peut décemment visualiser que 10 moniteurs… et pas cinquante ou cent ! En effet, seule la caméra «intelligente» sera apte à alerter de manière systématique, régulière, inaltérable, fiable, répétitive, de jour comme de nuit, à partir du moment où un filtre sera correctement réalisé et programmé. Cette alerte permettra ensuite à l’opérateur de réaliser une levée de doute sur la pertinence de l’alarme. À partir de là, l’alerte peut être déclenchée, à condition bien sûr que toutes les personnes constituant cette chaîne se soient préalablement entendues sur le mode opératoire, et auront décidé de collaborer pour cette action en temps réel.”
Voilà pour la théorie. Au passage, Dominique Legrand reconnait en conclusion que le gouvernement actuel, et tout ceux qui parlent de vidéoprotection, se moquent du citoyen :
À ce moment-là, il sera possible de parler de « vidéoprotection »
Elle se heurte à plusieurs obstacles, en germe dans les explications au conditionnel du président de l’AN2V. D’abord, cette technologie n’est pas encore mature. Si elle fonctionne bien sur des tâches simples, pour les scènes complexes, en revanche, c’est une autre paire d’algorithmes. “C’est une promesse importante”, pense Dominique Legrand.
“Pour le moment, tous conviennent que ce qui fonctionne bien en analytique vidéo est la détection de mouvement, la détection d’objets spécifiques, la reconnaissance de plaques d’immatriculation effectuée à partir de systèmes spécialisés et la détection de certains comportements spécifiques (marche, course, porter un objet)”, synthétisait Pixel.
Une dizaine de points à améliorer
Sa liste des points à améliorer compte une dizaine d’items, de “la reconnaissance des comportements plus complexes, pertinents pour des fins de sécurité”, au “suivi d’objets spécifiques dans des scènes chargées” en passant par “l’ajuste[ment] aux changements d’illumination (naturelle et artificielle) de la scène et [l’adaptation] aux pannes matérielles et logicielles” ou bien encore “la reconnaissance de visages dans une foule”.
Chaque système a ses avantages et ses limites aussi. Ainsi, la DDA par le son fonctionne de nuit mais elle est opérante dans un rayon de 50 mètres et mieux vaut éviter de crier “au violeur” dans un endroit bruyant. “Il ne faut pas les mettre à côté d’une route par exemple, nous a t-on expliqué chez Orelia. En intérieur, ça porte mieux.” Les logiciels d’analyse d’images fonctionnent mieux sur des caméras fixes, or une partie du parc est constitué de dômes. À l’inverse, les caméras thermiques ont une portée très étendue.
Un système inefficace a deux conséquences : des fausses alertes et des alertes loupées. Sur le premier point, certains considèrent que c’est un faux problème. Ainsi Jean Ceugniet, membre du Comité stratégique pour le développement de la vidéoprotection, l’avait écarté d’emblée lors de la journée de l’AN2V consacrée à la VSI en décembre dernier. La tendance est à régler les systèmes pour qu’ils soient plus sensibles que pas assez et donc à diminuer son efficacité : il faut à chaque fois lever le doute, ce qui prend du temps. Quant aux alertes loupées, nous n’avons pas pu avoir de chiffres à ce sujet.
Cache-misère
L’État pousse au développement de telles solutions. “Il encourage les industriels à progresser dans ces recherches car [la VSI] renforcera l’efficience des centres de supervision, ces expérimentations restent toutefois à la charge des industriels. En revanche l’État grâce au FIPD (Fonds interministériel de prévention de la délinquance, NDLR) peut prendre en charge les projets prévoyant la mise en œuvre d’un des systèmes existants lorsque celui ci répond au besoin de la collectivité intéressée”, nous a détaillé Elisabeth Sellos-Cartel, adjointe au préfet délégué à la sécurité privée, pour le développement de la vidéoprotection.
“Il y a un appel du pied aux communes voulant utiliser cette technique. Elles ont davantage de soutien financier, précise Dominique Legrand. Aujourd’hui les subventions du FIPD sont plus proches de 20% [ contre 40 à 50% au début], mais l’extension de VSI est prise en charge à 100%.” Il y a un an, l’AN2V avait participé à une réunion au ministère de l’Intérieur pour voir la VSI pourrait être efficace et quels filtres développer facilement à court terme, nous a-t-il expliqué.
Financièrement, l’État a tout intérêt à donner quelques millions pour la VSI : c’est toujours moins cher que des policiers et des gendarmes, profession qui ont connu une hémorragie depuis cinq ans : plus de 13 000 postes en moins. De même, cela permet de limiter le recours aux opérateurs dans les centres de supervision : actuellement, à raison de 30 000 euros par an par personne, assurer une supervision 24h/24 plombe les budgets. Et le Conseil constitutionnel a censuré l’article 18 de la Loppsi qui autorisait la délégation du traitement des images de vidéosurveillance de la voie publique à des opérateurs privés. De ce point de vue, le surcoût, estimé à 10% de l’ensemble du système par Dominique Legrand, est modeste. Cannes a par exemple payé 66 000 euros, Nice 150 000 euros, la société Orelia, spécialisée dans la DDA par le son, nous a avancé un surcoût de 400 à 1 500 euros par caméra.
Mais et quand bien même la VSI serait complètement efficace et bon marché, elle ne résoudrait donc pas une question cruciale : qui, sur le terrain, intervient au bout de la chaine ?
Réduire l’homme à une norme
Par-delà la question de l’efficacité, la VSI implique un présupposé qui soulève des questions éthiques de fond. Dominique Legrand se veut rassurant : “La VSI va en faveur de la liberté des citoyens. Elle n’est pas raciste.” Il donne en exemple de son efficacité un cas consensuel, la prévention des suicides sur les ponts.
C’est un autre son de cloche que nous renvoie un spécialiste de la question. Le chercheur Jean-Jacques Lavenue résumait ainsi le manque de réflexion éthique de la part des scientifiques dans un ouvrage collectif sur la question, Vidéo-surveillance et détection automatique des comportements anormaux, Enjeux techniques et politiques2:
« “sera désigné comme anormal ce que l’on me dira d’être anormal” dit toujours le technicien. »
“C’est une fiction que le chiffre confère une objectivité à la réalité”, développe le chercheur Bruno Villalba, qui a co-dirigé l’ouvrage. Il insiste aussi sur les risques liés à la convergence des bases de données. “Il y a un décalage entre l’innovation et le contrôle que l’on a sur cette dernière”, estime-t-il.
En 2008, un rapport du Sénat sur la vidéosurveillance préconisait de “ne pas interdire a priori les systèmes de vidéosurveillance « intelligente », mais les soumettre à des conditions plus strictes sous le contrôle de la CNIL.” Vu les moyens limités de la Cnil, on peut toujours rêver.
In fine, c’est aussi un enjeu philosophique que pose la VSI, que synthétise ainsi le sociologue Dominique Pécaud
Une identification mécanique des comportements et encore plus des intentions suppose une définition mécanique de l’homme et de son projet d’existence.
Qu’en pense Christian Estrosi ?
(owni.fr)