[La justice dans ta tête] Les neurosciences au tribunal : problème ou progrès ?

Les récents progrès des techniques d’étude du fonctionnement cérébral humain, telles que le scanner fondé sur l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), permettent de connaître avec beaucoup plus de précision les processus cérébraux qui sous-tendent nos motivations, nos prises de décision et même nos conceptions morales. Ces techniques commencent à être appliquées à des auteurs d’infractions, notamment à des psychopathes et des pédophiles, de sorte que les professionnels de la justice font de plus en plus appel aux spécialistes en neurosciences. Certains s’inquiètent de cette évolution, d’autres pensent qu’elle peut apporter un progrès sur le plan de l’éthique et de la justice. Pour ma part, je pense que ces nouvelles connaissances peuvent représenter un progrès dans ces domaines. Pour cela, il faut évidemment identifier et prévenir les usages déviants ou injustifiés qui pourraient en être faits.

Les recherches en neurosciences renouvellent la réflexion sur le libre arbitre, et l’expérience de Benjamin Libet, réalisée en 1983, a jeté le trouble chez les tenants de son existence. Il demanda aux participants d’observer un point qui tournait sur l’écran d’une horloge, d’effectuer un mouvement (par exemple, fléchir un doigt) au moment où ils le décideraient, et de repérer la position du point sur l’horloge dès qu’ils avaient conscience de leur envie de bouger. Sur l’électroencéphalogramme simultanément enregistré, des modifications apparaissaient régulièrement avant que les participants ne perçoivent leur désir de bouger. Une activité cérébrale non consciente semblait précéder la perception consciente et « libre ».

Libet en conclut que le désir conscient ne peut être la cause de l’action et suggéra que le libre arbitre était une illusion. Une telle conclusion a des implications sur la notion de responsabilité individuelle. Même si cette conclusion est discutée, ces travaux ont le mérite de poser en termes scientifiques la question du déterminisme non conscient de nos actes.

Quelles sont les implications judiciaires de ce débat renouvelé sur la responsabilité et le libre arbitre ? Prenons un exemple : dans certains cas, chez des hommes adultes, sans problème sexuel particulier jusque-là, apparaissent des désirs et des comportements pédophiles. Il arrive alors qu’une tumeur cérébrale soit découverte dans le lobe frontal ou temporal et que son ablation soit suivie de la disparition de ces penchants. Or l’IRMf a montré que, chez des hommes sans problème clinique, certaines parties de ces mêmes lobes permettent de contrôler l’envahissement de la conscience par les pulsions sexuelles. L’altération du fonctionnement de ces lobes par la tumeur pourrait donc supprimer un tel contrôle.

N’est-il pas, dès lors, essentiel que le monde de la justice ait connaissance, par le biais d’expertises, de ces découvertes afin d’apprécier le degré de responsabilité de tels hommes ? Cependant, le plus fréquemment, la pédophilie ne s’accompagne pas de tumeur. Même alors, les neurosciences pourraient éclairer ce diagnostic. Le docteur Ponseti (Kiel, Allemagne) a récemment montré que le profil des réponses cérébrales à des stimuli sexuels, évalué par IRMf, permet de distinguer avec une grande précision – dans 95 % des cas – des patients pédophiles par rapport à des volontaires sans problème clinique. Cette précision n’est cependant pas de 100 %. De plus, tous les patients de cette étude reconnaissaient leurs penchants. On ne sait donc pas quel profil IRMf présenteraient les nombreux patients dénégateurs. Enfin, point essentiel, ce profil identifie les tendances pédophiles, mais n’informe pas sur la survenue ou non d’un passage à l’acte. Il ne faut donc pas demander aux neurosciences plus qu’elles ne peuvent donner.

A l’avenir, les informations tirées des connaissances en neurosciences représenteront probablement dans certaines procédures un élément parmi d’autres du dossier pénal. Si l’IRMf venait à être utilisée comme élément du dossier dans un cas d’infraction sexuelle sur enfant, elle pourrait peser contre ou en faveur de l’accusé, selon le type de profil qu’elle montrerait.

Cela nous conduit à l’importance cruciale de la manière dont le spécialiste en neurosciences doit présenter les connaissances scientifiques aux intervenants judiciaires. A côté de recherches susceptibles d’avoir des applications utiles, certaines n’aboutissent pas à ces résultats prometteurs. Ainsi, les tentatives de construire un détecteur de mensonge basé sur l’IRMf ont pour l’instant échoué. De plus, on a décrit un « brain overclaim syndrome », dérive consistant à prétendre de façon infondée que le cerveau est impliqué dans la causalité d’un acte criminel. La neuro-imagerie fonctionnelle a été particulièrement mise en cause, car les images du cerveau peuvent, par leur aspect spectaculaire et « objectif », impressionner exagérément jurés et juges.

C’est pourquoi les spécialistes doivent toujours rappeler de façon très précise ce que signifient ces images. Cela est d’autant plus important qu’un article – paru dans la revue Science du 17 août – vient de montrer l’effet des informations neuroscientifiques sur la décision de 181 juges américains invités à se prononcer sur un cas hypothétique : quand l’expertise mentionnait le diagnostic de psychopathie, la peine d’emprisonnement était, en moyenne, rallongée de 3,6 ans ; en revanche, quand au diagnostic de psychopathie étaient ajoutées des informations sur ses mécanismes biologiques, le caractère aggravant de la psychopathie était amoindri et la peine réduite de 1,1 année en moyenne.

Au total, malgré les dérives possibles, les avancées en neurosciences recèlent un potentiel de progrès en matière de justice et d’éthique. C’est ainsi que, selon la loi de bioéthique du 7 juillet 2011, les techniques d’imagerie cérébrale peuvent être employées dans le cadre d’expertises judiciaires. Il est donc plausible que défense comme accusation chercheront à en tirer argument. Il convient que cette argumentation soit solidement étayée.

Nous avons appelé de nos voeux la création, devenue indispensable à nos yeux, d’une plate-forme menant en synergie recherche, soins et prévention (« Comprendre les comportements sexuels qui posent des problèmes sociétaux », article paru le 22 juin sur Lemonde.fr). Des recherches en neuro-imagerie fonctionnelle permettant de développer une véritable expertise dans ce domaine devraient pouvoir être menées dans un tel cadre.

Serge Stoléru, chercheur à l’Inserm

(lemonde.fr)

 

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7 réponses à [La justice dans ta tête] Les neurosciences au tribunal : problème ou progrès ?

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