Recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, questions prioritaires de constitutionnalité, le FNAEG est contesté de toute part.
Le FNAEG porterait-il en lui le germe de sa propre décomposition? C’est ce qu’espèrent des centaines de prévenus, partout en France, qui ont refusé de se plier, au stade de la garde à vue —c’est-à-dire avant d’être condamné au moindre délit— au traditionnel don de salive sur coton-tige afin d’y déposer leur profil ADN.
Le fichier national des empreintes génétiques a en effet la particularité d’être alimenté de force —le prélèvement est «juridiquement contraint». Car en garde à vue, l’officier de police judiciaire a l’obligation d’informer le prévenu qu’il peut refuser ce «prélèvement biologique», en ajoutant aussitôt que «ce refus constitue un délit». Et pas des moindres, puisque le code pénal prévoit jusqu’à un an ferme et 15.000 euros d’amende.
«C’est parfois une situation complètement kafkaïenne», résume Benjamin Deuceninck, un ancien agriculteur du Gard qui fut l’un des premiers «faucheurs volontaires» de plants d’OGM à être poursuivi pour refuser le coton-tige inquisiteur.
«Des personnes qui ont été relaxées du délit pour lequel on leur demandait leur ADN se trouvent toujours poursuivies pour le délit de refus de prélèvement…»
Il fait partie d’un groupe d’une trentaine de militants qui, ayant perdu procès sur procès pour ce «délit continu» —tant que le refus persiste, ils peuvent être convoqués à tout moment— ont porté leur cas devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg. Ces militants, soutenus par plusieurs organisations, ont récemment rendu publique la drôle de «proposition» que leur a faite un émissaire du gouvernement français, via le Quai d’Orsay: un «règlement amiable de cette affaire», en échange d’un chèque du Trésor public.
De l’argent pour calmer l’affaire
Cette procédure d’arrangement discret —très prisée en droit anglo-saxon, plus rare dans le nôtre— est, selon un avocat concerné, «monnaie courante» devant la CEDH. Cela permet à l’Etat attaqué, face à un dossier «fragile», de régler ça entre avocats et, ainsi, de ne pas risquer une humiliante condamnation. Car en pareil cas, il ne restera aucune trace de l’affaire, qui ne fera donc pas jurisprudence.
Il est très délicat pour un justiciable d’évoquer publiquement avoir fait l’objet de telles «propositions». L’un des «faucheurs» a tout de même accepté de nous fournir une copie de cette fameuse missive diplomatique, signée de la «sous-directrice des droits de l’homme» du ministère des Affaires étrangères, Anne-Françoise Tissier, proposant «d’accorder au requérant une somme de 1.500 euros en réparation des préjudices subis par lui».
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«Réparation», certes, mais «cette proposition n’implique, de la part du gouvernement, aucune reconnaissance de violation» par la France de la convention européenne des droits de l’homme, conclut la courte lettre du Quai d’Orsay.
Selon nos informations, le plus étrange c’est que certains prévenus ont reçu des propositions plus généreuses. Plusieurs milliers d’euros pour certains, voire près de 15.000 euros pour Benjamin Deceuninck (un chiffre révélé par Libération). A la tête du client… «Je ne comprends toujours pas le sens de cette démarche, nous dit-il. Comment imaginer qu’en ayant refusé pour des raisons de principe, nous serions prêts à arrêter la procédure contre une somme d’argent? J’avoue que ça m’échappe…»
Deceuninck, qui a lâché l’agriculture pour l’informatique et est devenu l’un des responsables de la section d’Alès de la Ligue des droits de l’homme (LDH), est sans doute le plus déterminé de tous —d’où, peut-être, la valeur du chèque tendu par le Quai d’Orsay.
C’est le premier qui a porté son cas, il y a plus de deux ans, devant la Cour de Strasbourg. Condamné en 2005 pour destruction d’OGM, Benjamin Deceuninck fut convoqué une première fois l’année suivante. Son refus sera sanctionné, en première instance et en appel, de 500 euros d’amende.
En 2006, il participe au premier «front» ouvert contre le FNAEG, le collectif Refus ADN, qui garde la trace de dizaines de procès impliquant, pour la plupart, des militants pacifiques. Deux ans plus tard, le collectif initie une «campagne de désinscription», qui pousse ceux ayant succombé au chantage à exiger le retrait de leurs identifiants biologique du FNAEG pour, notamment, «procédé discriminatoire».
Un fichier d’antécédents et d’ordre préventif
Créé au début des années 2000 pour répertorier les délinquants sexuels, il a depuis été largement modifié, d’abord par la gauche puis plus largement à partir de 2002 par la droite, pour y inclure des prévenus arrêtés pour plus d’une centaine de délits, dont certains mineurs (outrages, vols de téléphone portable…), en y excluant les délits financiers. Ce fichier a également la particularité d’être à double tranchant, puisqu’il recense aussi bien de simple suspects, jamais condamnés (durée de conservation: 25 ans), que des personnes jugées (40 ans de conservation).
Sur environ 1,8 million de fiches répertoriées à l’heure actuelle, les suspects —«mis en cause dans des affaires judiciaires»— sont majoritaires (55%). C’est donc à la fois un «casier» d’antécédents et un fichier d’ordre «préventif», qui, par définition, entre en conflit avec le principe de présomption d’innocence. A l’image du Stic (celui de la PJ des «infractions constatées», là aussi avant jugement), les mineurs peuvent aussi y figurer, à partir de 13 ans.
«Il faut absolument qu’il y ait un débat public sur la raison d’être de ce fichier liberticide, poursuit Benjamin Deceuninck. J’ai calculé par exemple qu’une personne sur 38 en France est concernée, ça veut dire que chacun, au sein de sa famille élargie, a au moins une personne fichée. Ça devrait faire réfléchir du monde…» La démarche du Quai d’Orsay, admet-il, leur offre une «tribune inespérée»… Mais leur action diverge pourtant sur le fond. Si lui est déterminé à se battre contre le principe même du fichage génétique, d’autres militants sont prêts à l’accepter pour «pédophilie ou terrorisme»…
Les faucheurs volontaires ont toutefois un avantage par rapport à d’autres prévenus. Car une loi de 2008 exclut désormais la destruction d’OGM des délits pour lesquels un prélèvement est exigé. Même si la loi n’est pas rétroactive, le gouvernement sait bien que devant la CEDH, les faucheurs militants ont toutes les chances de remporter la partie —grâce à l’article 8 de la convention (respect de la vie privée).
D’autres militants, syndicalistes pour la plupart, bataillent eux aussi pour que leur droit au refus soit reconnu. Mais les délits pour lesquels ils ont été condamnés figurent toujours parmi les cas autorisant le fichage de leur ADN. Plusieurs syndicats dits «indépendantistes» —en Corse (STC), au pays basque (LAB), en Guadeloupe (UGTG), et même en Kanakye (USTKE)— ont monté une «plateforme», voilà un an, pour défendre ensemble leurs intérêts.
Des délégués venus des quatre coins de l’«empire français» étaient présents, en mai 2011 à Paris, pour soutenir Xavier Mathieu, délégué CGT de Continental, poursuivi lui aussi pour refus de prélèvement après une condamnation pour «dégradation et violence». Si l’ex des Conti a gagné une première manche (relaxé en appel en juillet 2011, le parquet a fait appel: le procès s’ouvre à Amiens le 4 janvier), les indépendantistes dénoncent un «traitement politique» de leurs cas. Deux membres du Syndicat des travailleurs corses sont les seuls à avoir été condamnés à des peines de prison ferme (ils ont fait appel et iront «jusqu’à Strasbourg») et non à de simples amendes.
Enfin, si le gouvernement est conscient que «son» fichier ADN est juridiquement instable, c’est aussi à cause des travaux d’une généticienne de l’Inserm, Catherine Bourgain. Elle soutient depuis un an que les «segments» d’ADN récoltés sont de plus en plus «signifiants», c’est-à-dire que l’on pourrait dresser de véritables profils génétiques des personnes fichées. Or il est interdit de répertorier de l’«ADN codant» dans un fichier judiciaire…
Plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) sont instruites en ce moment sur ce point précis. La généticienne sera appelée à la barre pour témoigner en faveur de Xavier Renou, un autre militant qui sera jugé le 22 février à Senlis. Jusqu’ici un seul Etat a été condamné par la CEDH, pour le caractère «disproportionné» de son fichage ADN, c’est la Grande-Bretagne en décembre 2008. Sommé de détruire les segments des simples suspects, le gouvernement Cameron parle maintenant de les «anonymiser». Une option que pourrait choisir la France si elle subit le même sort à Strasbourg.
(slate.fr) Jérôme Thorel