Manche, envoyée spéciale – A perte de vue, ce sont des champs délicatement vallonnés, des vaches et moutons qui pâturent paisiblement, et de coquettes maisons aux toitures en ardoises et façades de pierres. Mais en plein cœur du bocage normand, des pelleteuses et foreuses sont aussi à pied d’œuvre, depuis plus de deux mois, sur une centaine de chantiers. Car le massif armoricain va accueillir, à partir de début 2013, la ligne à très haute tension (THT) Cotentin-Maine, qui doit relier le futur réacteur nucléaire EPR de Flamanville au réseau électrique national.
Avec 414 pylônes et 163 km de ligne courant sur 64 communes de quatre départements (Calvados, Manche, Ille-et-Vilaine et Mayenne), le chantier pour acheminer ces deux circuits de 400 000 volts est colossal, mobilisant 40 entreprises, jusqu’à 900 salariés au plus fort de l’activité, pour un budget global de 350 millions d’euros.
ACTIONS DE DÉBOULONNAGE
« On a déjà réalisé des ouvrages de cette ampleur et on travaille avec des entreprises dont c’est la spécialité, comme Eiffage ou Vinci, relativise Jean-Michel Ehlinger, responsable du chantier pour RTE (Réseau de transport d’électricité), la filiale d’EDF qui gère les lignes à haute et très haute tension. On a commencé à couler les fondations d’une partie des pylônes. Il faudra ensuite les assembler, les dresser et, d’ici à la fin de l’année, dérouler les câbles électriques par hélicoptère. »
Les ouvriers ont commencé à réaliser les fondations des pylônes de la THT Cotentin-Maine.Audrey Garric/Le Monde.fr
Si, sur le papier, la technique semble rodée, dans la pratique, le début des travaux de cette autoroute de l’électricité ne s’avère pas de tout repos. A plusieurs reprises, des chantiers ont été bloqués par quelques dizaines de militants opposés au projet, quand ce ne sont pas des riverains qui menaient plus discrètement, de nuit, des actions de déboulonnage de pylônes. « Ces actions sont illégales et dangereuses, tant pour les militants que pour les ouvriers, regrette Jean-Michel Ehlinger. On a porté plainte, car elles nous font perdre du temps et de l’argent. »
« BALAFRE » SUPPLÉMENTAIRE
Les adversaires au projet, RTE les connaît bien. Le combat qui oppose certains riverains au distributeur d’électricité ne remonte pas à hier : dès son lancement, en 2006, la ligne THT a été mal reçue. Pourtant, ce n’est pas faute pour RTE d’avoir redoublé d’arguments : au-delà d’acheminer l’électricité du futur EPR, dont la mise en service est prévue en 2016 – avec quatre ans de retard –, « la ligne THT raccordera aussi au réseau les éoliennes offshore en construction en Bretagne, sécurisera l’alimentation du grand Ouest, connu pour sa fragilité en cas de grand froid, et enfin anticipera l’augmentation régulière de la consommation », égrenne le directeur du projet, Philippe Rémy, tout en assurant que le groupe a mené 4 000 réunions de concertation en six ans.
Mais rien n’y fait, le scepticisme reste de mise dans la région. Elle semble bien loin, l’époque où l’arrivée d’un pylône, symbole du rattachement au réseau électrique, était fêté dans les campagnes, et où l’annonce de nouvelles infrastructures nucléaires dans la région (deux réacteurs, le futur EPR, un centre de retraitement des déchets) était perçue comme une garantie de développement économique. Aujourd’hui, les habitants voient dans le projet une « balafre » de plus dans un paysage déjà meurtri par deux autres lignes de 400 000 volts, une de 225 000 V et huit de 90 000 V.
Le tracé de la ligne à très haute tension Cotentin-Maine.
CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET SANITAIRES
« On craint les conséquences économiques, en raison de la dévaluation immobilière et de la perte d’attractivité touristique, livre Jean-Claude Bossard, maire du Chefresne, qui refuse de voir son village de 310 âmes, au centre de la Manche, hérissé de six imposants pylônes – entre 45 et 65 mètres de hauteur. Mais ce qui nous inquiète le plus, ce sont les conséquences sur la santé pour les hommes et les animaux, d’autant que la Normandie est une région au sol humide, qui favorise la circulation de l’électricité. »
Depuis trente ans qu’il est traversé de nord en sud par une ligne de 400 000 volts, le Cotentin foisonne en effet de témoignages autour de la nocivité supposée des lignes électriques. En cause : les champs magnétiques de fréquence extrêmement basse (50 Hz), générés par le passage du courant dans les câbles, qui ont ont été classés « cancérogènes possibles pour l’homme » en 2002 par l’Organisation mondiale de la santé. Si aucun lien de causalité n’a pu être prouvé entre l’exposition à une ligne THT et l’augmentation des cas de leucémie infantile observée, les riverains se plaignent régulièrement de stress, nervosité, irritabilité et insomnies.
>> Lire : « Les effets sanitaires des lignes THT en question » et « J’ai vécu six ans sous une ligne à très haute tension »
ARRÊTÉS « ANTI-THT »
Par crainte de voir ces problèmes aggravés, la population organise dès 2006 la résistance à la nouvelle ligne THT. « Touche pas à Chevreville », « Pas de THT sous les pommiers », « Percy-sous-tension » : les associations fleurissent tout au long du tracé, regroupées dans le collectif interrégional Stop-THT.
Du côté des communes, un collectif d’élus voit le jour, coordonné par Jean-Claude Bossard. Lorsque l’enquête d’utilité publique est menée, entre 2007 et 2008, 70 % des maires se déclarent défavorables au passage de la ligne sur leur territoire. Sur les 64 communes concernées, 35 prennent même des arrêtés municipaux « anti-THT », en 2008, afin d’empêcher la présence de pylônes à moins de 500 mètres des habitations et 300 mètres des élevages.
ABSENCE D’ÉTUDE ÉPIDÉMIOLOGIQUE
Mais dans ce « combat du pot de terre contre le pot de fer », comme ils aiment à le surnommer, les élus locaux sont vite terrassés par la force de frappe de RTE. Les arrêtés sont rapidement annulés par les tribunaux administratifs de Caen, Rennes et Laval. « Selon la justice, le sujet relève de la compétence de l’Etat qui, rappelons-le, est l’actionnaire majoritaire d’EDF, et non des maires, alors que ces derniers ont obligation de prévenir les risques naturels et technologiques sur leur commune », regrette Jean-Claude Bossard. Seul l’arrêté du Chefresne ne sera pas annulé. « Un oubli », suppose le maire.
Jean-Claude Bossard, maire du Chefresne et l’un des plus farouches opposants à la ligne THT.
En juin 2010, les opposants au projet perdent une seconde manche, décisive : la déclaration d’utilité publique de la ligne Cotentin-Maine est publiée au Journal officiel, sans tenir compte de l’avis de la commission d’enquête publique. Les onze commissaires demandaient la réalisation d’une étude épidémiologique, sur le plan sanitaire, ainsi qu’une étude sur la faisabilité de l’enfouissement partiel de la ligne, sur le plan environnemental. Or, aucune de ces deux demandes n’a été satisfaite.
« Les autorités sanitaires ont estimé que les études épidémiologiques n’étaient pas suffisamment représentatives, se défend Philippe Rémy, de RTE. Quant à l’enfouissement, nous n’avons pas retenu cette option pour des raisons techniques : aujourd’hui, nous ne savons pas enterrer des lignes double circuits de 400 000 V en courant alternatif. » Surtout, l’enfouissement multiplierait le budget de la ligne – 200 millions d’euros pour sa seule construction – par six ou huit. Or, sur ce projet, RTE a déjà largement mis la main à la poche, avec une enveloppe de 100 millions d’euros de « mesures d’accompagnement » destinées aux communes, riverains et agriculteurs.
« ARROSAGE » DES COMMUNES
A l’issue d’un marathon administratif de cinq ans, c’est l’argent de RTE qui a achevé de convaincre les plus récalcitrants. L’entreprise a d’abord déboursé 20 millions d’euros au titre du plan d’accompagnement du projet (PAP), de l’argent versé aux communes pour qu’elles puissent mener des projets en contrepartie du passage de la ligne sur leur territoire. L’effet persuasif est immédiat : sur les 35 communes qui étaient fermement opposées à la ligne, seules cinq ont refusé le PAP et continuent aujourd’hui à résister – le Chefresne, Chèvreville, Buais, Boisyvon et Heussé.
« Même si le PAP est légal, il revient à arroser les maires pour les acheter. Quand RTE propose entre 100 000 et 500 000 euros à des villages comme le mien, au budget annuel de 150 000 euros, il est très difficile de dire non », se désole Jean-Claude Bossard. Pour compenser son refus de l’enveloppe de RTE, ce maire écologiste a entrepris de monter un projet de revente de l’électricité produite à partir de panneaux photovoltaïques installés sur les toits de l’église. Mais il reconnaît que le sujet a été « houleux » lors des séances du conseil municipal.
Autre « aide » du distributeur d’électricité : RTE, qui suit une recommandation officielle, va racheter certaines des maisons situées dans la bande de 100 mètres de part et d’autre de la ligne, une première en France. Une soixante de propriétaires ont accepté, sur les 135 habitations concernées, pour des montants allant de 25 000 à 700 000 euros. Les logements devraient être revendus en-dessous des prix du marché, mais en contrepartie d’un engagement à ne pas attaquer RTE en cas de problèmes. Une indemnité sera aussi versée pour les maisons situées à moins de 200 mètres de la ligne et souffrant d’un préjudice visuel.
AIDES AUX AGRICULTEURS
Mais ceux que RTE choie le plus, ce sont les agriculteurs. Alors que les lignes passent le plus souvent au-dessus de leurs champs, il est fréquent qu’il y ait des problèmes. C’est le cas de Thierry Charuel et Dominique Vauprès, deux éleveurs situés dans la commune d’Isigny-le-Buat, tout près de l’un des pylônes de la ligne de 400 000 volts existante. « Depuis que je me suis installé ici, mes 60 vaches laitières sont stressées et ont développé 150 à 200 cas de mammites par an, alors que la norme est de 30. Le lait, de mauvaise qualité, nous est payé moins cher, témoigne Thierry Charuel, sous le regard approbateur de son voisin, affecté par les mêmes problèmes. Entre les frais vétérinaires et d’antibiotiques et le manque à gagner sur le lait, mes pertes s’élèvent à 20 000 euros par an. »
Les éleveurs Thierry Charuel et Dominique Vauprès rencontrent des problèmes dans leur exploitation du fait de la proximité avec une ligne THT.
Seulement, jusqu’à il y a quelques années, ces frais n’ont pas été à la charge des agriculteurs mais… de RTE. L’entreprise a en effet créé, en 1999, le Groupe permanent de sécurité électrique (GPSE), destiné à résoudre « un certain nombre de problèmes pathologiques vétérinaires pouvant être liés aux manifestations électriques », comme l’indique son site Internet. « On a appelé RTE, qui nous a proposé de souscrire le protocole et de signer une clause de confidentialité. Des agents ont alors réalisé des travaux dans nos installations, et ont pris en charge différents frais, comme les dépenses vétérinaires ou le contrôle de la performance du troupeau. Nos résultats se sont un peu améliorés, mais restent néanmoins inférieurs à la moyenne », raconte Dominique Vauprès.
Au total, ce sont des « centaines de milliers d’euros » indirectement versés par RTE pour chaque agriculteur pendant plusieurs années. « Pourquoi nous ont-ils donné autant d’argent s’ils ne se sentent pas responsables ? », s’interrogent les deux éleveurs qui, après avoir résilié le protocole, comptent porter plainte contre l’entreprise, qui selon eux, « maintient sous perfusion beaucoup d’agriculteurs en échange de leur silence ».
« Quand il y a une difficulté, on cherche à en comprendre la cause. On finance donc des actions pour trouver des solutions, justifie Philippe Rémy. Beaucoup de fermes à proximité des lignes n’étaient pas aux normes, notamment la mise à la terre n’était pas faite ni l’équipotentialité. » RTE reconnaît que des courants électriques vagabonds, transmis par les structures métalliques des fermes, peuvent déstabiliser et stresser les animaux, mais refuse tout lien entre champs magnétiques et maladies.
RECOURS DEVANT LE CONSEIL D’ÉTAT
Aujourd’hui, avec le début des travaux de la ligne Cotentin-Maine, le mouvement d’opposition s’est certes durci, mais aussi essouflé, reconnaissent les associations de riverains. « Beaucoup d’habitants pensent qu’il ne sert plus à rien de se battre, puisque RTE nous a prouvé qu’elle avait de l’argent pour acheter tout le monde », regrette Géraldine Tallec, vice-présidente de l’association Percy-sous-tension.
Néanmoins, la poignée d’irréductibles espère toujours voir le chantier interrompu, ou même la ligne démontée après sa mise en service, si l’un des six recours qui ont été déposés devant le Conseil d’Etat en 2010 – dont l’un par Pierre Méhaignerie, ancien garde des Sceaux et député-maire UMP de Vitré (Ille-et-Vilaine) – devait aboutir. « Si nous échouons encore, notre dernière chance pour obliger l’Etat à mener une étude épidémiologique indépendante et éviter un scandale sanitaire de l’ampleur de celui de l’amiante sera de nous tourner vers l’Europe », conclut Jean-Claude Bossard.
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