C’est un texte-tract sans fioritures, un uppercut bien senti. Distribué lors de manifestations anti-nucléaires en octobre dernier, signé par les camarades des éditions La Lenteur, il s’attaque frontalement aux fondements de notre société de consommation droguée à la surenchère énergétique, à sa morbide course vers la grande culbute. Comme on aimerait lire ça plus souvent, on a choisi de le publier.
Ce texte a été distribué lors des manifestations antinucléaires du 15 octobre dernier, dans la ville de Toulouse. Il est librement inspiré d’un autre tract au titre semblable, qui avait circulé dans les Cévennes peu après le début de la catastrophe de Fukushima.
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Depuis longtemps, la mémoire des hommes avait enregistré que la côte Nord-Est du Japon était exposée à des tsunamis violents du fait de la proximité d’une zone sismique. Au XIXe siècle, une vague de 30 mètres avait été observée. Malgré ce que le Japon avait déjà subi de la science de l’atome en 1945 (Hiroshima, Nagasaki), le forcing industriel avait réussi quelques années plus tard à implanter là une centrale nucléaire à l’abri d’une digue de 5 mètres seulement.
Le 11 mars dernier, la violence des flots a anéanti tous les dispositifs de sécurité. Pompiers, techniciens, liquidateurs volontaires ou forcés (certains sont réquisitionnés parmi les SDF), tentent depuis des mois, au péril de leurs vies, de freiner le processus inimaginable qui s’est déclenché à Fukushima. Tellement inimaginable que personne n’en souffle plus mot, que les médias préfèrent ne rien nous en dire, et laisser ce démenti brûlant de l’arrogance moderne s’épancher dans un assourdissant silence – de honte.
La compagnie propriétaire du site était connue pour ses mensonges. En accord avec l’État, elle avait systématiquement minimisé des incidents antérieurs. La catastrophe en cours depuis mars démontre la fatuité des élites politiques et techniciennes, leur impuissance à dominer la machinerie qu’ils ont mise en branle, qui est hors de proportion avec l’intelligence et les sentiments humains. Cet emballement n’est pas propre au nucléaire : la dérive climatique suscite une détresse analogue. Le déséquilibre entre ce qu’une activité humaine aliénée, obsédée par l’efficacité à court terme, peut produire et ce que les êtres humains sont en général capables de comprendre et d’endurer, apparaît de plus en plus tragiquement.
La conjuration industrielle présente la croissance des moyens de production les plus extrêmes comme inévitable, du fait de l’explosion démographique et de la demande universelle de « confort ». Les décideurs veulent faire croire que c’est la somme de besoins individuels qui pousse spontanément au gigantisme et à la déraison. Mais alors, pourquoi n’interdisent-ils pas la publicité qui stimule et déforme ces besoins (et coûte si cher en énergie…) ? C’est que la société dont ils sont les dépositaires ne pourrait tenir sans cela. Impossible d’arrêter la course au plus. Les capitaux partout investis doivent fructifier, sous peine de faillite généralisée.
Les élites enragées de bizness font ainsi chanter des peuples le plus souvent passifs et consentants : la surenchère énergétique ou le gouffre économique ! La course à l’abîme écologique ou le chaos social ! La peste ou le choléra ! Peu importe que ce soit du nucléaire, du gaz de schistes, du pétrole ou du renouvelable (éolien, photovoltaïque) – filières différentes mais sur lesquelles surfent indifféremment les firmes les plus avisées, comme GDF-Suez. L’important est que soit exclue la question : « Combien d’énergie et pour quoi faire ? » La boulimie d’énergie est la malédiction normale d’une société qui a accepté l’autonomie de la logique économique comme un bien (ou un moindre mal).
Qui veut aujourd’hui remettre frontalement en cause cette logique économique et la boulimie mortifère qui en découle ? Qui souhaite sérieusement sortir de la compétition mondiale, de la course aux plus bas coûts de production, du règne des chiffres, du renouvellement incessant des marchandises, de l’extension sans fin des réseaux de communication (matériels et immatériels) ? Bref, qui est prêt à se battre contre le développement, pour une autre idée de l’homme que celle qui a dominé en Occident et ailleurs depuis plusieurs siècles ?
Actuellement, aucune force politique ou sociale n’existe pour cela. Par contre, cette direction affleure dans un certain nombre de luttes locales contre des infrastructures industrielles, en Europe et en Amérique latine. Elle est portée, souvent de manière incomplète, timide ou implicite, par ceux et celles qui se battent contre le TGV dans le Piémont (Italie) et au Pays Basque (Espagne), ou qui empêchent la construction du nouvel aéroport de Nantes, par une partie de la mobilisation contre l’extraction de gaz de schistes en France, par les luttes contre l’implantation d’éoliennes ou les transports de déchets nucléaires.
Il serait bon que l’espace et l’esprit de ces luttes s’étendent dans la société. Il serait souhaitable qu’elles amènent au centre du débat politique la nécessité d’un inventaire radical de nos besoins – un inventaire qui ne reposerait pas sur les statistiques des experts et ouvrirait d’autres perspectives que celle, chimérique, d’une « consommation responsable ». Comme le disent des antinucléaires bretons, « la ligne de partage n’est pas entre le nucléaire et les énergies alternatives mais entre une production d’énergie centralisée, commerciale et gérée par en haut, et une production décentralisée, contrôlée localement et renouvelable ; une production en contact direct avec les besoins qu’elle doit satisfaire. C’est seulement à l’échelle locale que se dissout l’alternative entre le nucléaire et la bougie : car là les besoins existants peuvent se donner les moyens de la production qui leur est nécessaire, et en retour les possibilités de production peuvent redéfinir intelligemment les besoins. Il faut cesser de penser la question de l’énergie en terme national si l’on entend sortir de l’impuissance ».
Ajoutons qu’il faut aussi sortir du cadre de la politique professionnelle et électorale. La totalité de la classe politique française s’est portée caution des meurtres de Tchernobyl et Fukushima, en n’arrêtant pas immédiatement et sans condition les centrales nucléaires sur notre sol, et en continuant d’en exporter à travers le monde. Pourra-t-on, chez nous, en sortir sans dégager l’ensemble de nos représentants ?
Les éditions La Lenteur, octobre 2011
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Les éditions La Lenteur ont publié en 2007 une Histoire lacunaire de l’opposition à l’énergie nucléaire en France, textes choisis et présentés par l’ACNM ; elles feront paraître en 2012 une réédition de Tchernobyl, une catastrophe, bilan de l’accident européen de 1986 dressé par les physiciens indépendants Bella et Roger Belbéoch.
Leur dernière publication est un essai de Dwight Macdonald, Le socialisme sans le progrès (The Root is Man), figure de la gauche antistalinienne aux États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. Dans cet ouvrage publié en 1946, il remettait en cause l’idée que le communisme découlait logiquement du développement des sciences et de l’industrie. À ses yeux, le Progrès pouvait être un obstacle à la construction d’un monde plus juste, fraternel et libre. Il soulignait que la construction d’un tel monde exigeait la défense de certaines valeurs (et donc leur mise en discussion), plutôt que de s’en remettre au seul processus du développement économique.
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Petite pub en passant : Le tout récent numéro 7 de la version papier d’Article11 contient un reportage de Christine Ferret sur le déni de catastrophe dans le Japon post-Fukushima – « Japon : déni atomique ». Médias, politiques, société civile… tous (ou presque) d’accord pour faire comme si de rien n’était.
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