VENDREDI SOIR À AUSTIN, capitale du Texas. Des dizaines de bars musicaux du centre-ville se préparent à faire la fête toute la nuit. Sur les trottoirs, les rabatteurs crient et gesticulent pour attirer les clients, qui se laissent convaincre, un peu au hasard. A 3 kilomètres de là, dans un restaurant chinois, une bande de jeunes hommes, des touristes venus de la Côte est, ont recours à une méthode plus scientifique pour décider où ils passeront la soirée. Avec leurs smartphones, ils se connectent sur l’application SceneTap, qui leur fournit des informations en temps réel sur vingt-cinq bars de la ville. Ainsi, pour The Library : « Remplissage : 20 %. Ambiance : calme. Age moyen des clients : 29 ans. Hommes : 40 %, femmes : 60 %. » Pas trop de monde, s’ils se dépêchent, ils trouveront une table libre. Pour le bar voisin, le 512, SceneTap affiche un message différent : « Remplissage : 50 %. Ambiance : animée. Age moyen : 27 ans. Hommes : 67 %, femmes : 33 %. Ce soir, la bière est à 1 dollar. » Le choix est délicat. The Library a un avantage évident : il y a plus de femmes que d’hommes, pour le moment. Au 512, ce n’est pas le cas, mais la fête a déjà commencé. Au sein du groupe de touristes, c’est la scission, chacun choisit son bar en fonction de ses priorités du moment.
Malgré son nom, The Library (« la bibliothèque ») est un lieu bruyant, où il n’y a rien à lire, sauf la liste des cocktails. L’équipe de SceneTap vient de terminer l’installation de son système : à première vue, rien de spectaculaire, deux caméras de surveillance reliées à un ordinateur posé dans un coin. La première, accrochée au-dessus de la porte, compte les entrées et les sorties, pour calculer le taux de remplissage de la salle. La seconde filme les clients, puis transmet la vidéo à l’ordinateur, qui se charge de repérer chaque visage humain, et de « l’extraire ». Ces images sont aussitôt envoyées vers un serveur couplé à une base de données contenant près de 500 000 visages – des volontaires anonymes, hommes et femmes de tous âges et de toutes races. Ce catalogue a été créé par la société Intel, numéro un mondial du microprocesseur, qui la revend à présent aux start-up comme SceneTap. Le serveur informatique compare les visages provenant du bar à ceux de la base de données et détermine leur sexe et leur âge. Puis il calcule les pourcentages et affiche les résultats sur l’application.
Le fondateur de SceneTap, Marc Doering, affirme que ses logiciels sont quasi infaillibles : « Nous étudions la texture de la peau ainsi que la forme et la taille de chaque partie de la tête. Par exemple, le nez et les oreilles continuent à grandir tout au long de la vie, pour nous c’est très utile. Pour l’âge, la marge d’erreur est de moins de trois ans dans 80 % des cas. Pour le sexe, nous sommes fiables à 95 % quand la lumière est bonne, et 85 % dans la pénombre. Cela nous suffit, d’autant que nos algorithmes s’améliorent eux-mêmes sans cesse… »
SceneTap, qui possède déjà 40 000 utilisateurs à Chicago et 10 000 à Austin, va s’installer dans une quinzaine d’autres villes américaines : « Au début, nous avons démarché les bars, mais aujourd’hui, ce sont eux qui nous contactent, ils veulent tous être sur SceneTap. Pour eux, c’est surtout un outil de marketing. Nous leur livrons les données sous forme de tableaux et de graphiques, ça les aide à mieux connaître leur clientèle, à cibler leurs offres commerciales. Ils peuvent aussi prévoir la charge de travail pour chaque tranche horaire, et embaucher ou débaucher des employés en conséquence. » Le gérant de The Library, Stoney Gabel, se dit très satisfait : « Chaque soir, depuis des années, je note sur un cahier les caractéristiques de ma clientèle : un travail ingrat et imparfait. Avec SceneTap, tout est automatique, et très précis. Je peux aussi avoir une idée de ce qui se passe dans mon bar quand je suis chez moi. » Il rêve pourtant déjà d’un outil plus puissant : « J’aimerais que les caméras me dévoilent l’identité de mes clients, qu’elles mettent un nom sur chaque visage. Je pourrais repérer les habitués, leur envoyer des messages promotionnels sur Internet et les contacter sur Facebook. »
LE RÊVE DE STONEY GABEL pourrait bientôt se réaliser. Les technologies d’identification automatique, longtemps confinées dans les laboratoires militaires et policiers, sont désormais à la portée des start-up. Par ailleurs, du côté du public, la donne a changé. Hier encore, ce secteur était freiné par l’inexistence d’un répertoire photographique général de la population librement accessible, de bonne qualité et à jour. Or ce manque a été comblé par Facebook, qui compte déjà près de 900 millions d’utilisateurs, tous occupés à mettre en ligne des photos d’eux et de leur entourage, au rythme de 250 millions par jour. La plupart sont géolocalisées, datées, et surtout « taguées » : on connaît le nom de ceux qui y figurent.
Dès lors, les possibilités deviennent infinies. Une start-up israélienne, Face.com, a mis au point un logiciel capable de repérer un visage sur une photo, et de l’identifier en le comparant à d’autres images, déjà taguées. En partenariat avec Facebook, elle propose deux services : Photo Finder, qui permet de retrouver les photos de vous et de vos amis publiées par des tiers, et Photo Tagger, qui s’empare de vos albums, trie, tague automatiquement les visages connus et vous aide à identifier les autres. Face.com a aussi lancé une application indépendante : Klik. Cette fois, l’identification a lieu avant même que la photo n’existe : quand vous regardez quelqu’un sur l’écran de votre smartphone, son nom s’inscrit, en lettres translucides, au-dessus de sa tête. Les logiciels de Face.com fonctionnent même pour des visages en arrière-plan : fini l’incognito, impossible de se fondre dans la foule.
FACE À L’ENGOUEMENT DES AMÉRICAINS pour ces nouveaux jouets, des associations de défense des libertés individuelles lancent des mises en garde contre un risque de fichage généralisé, échappant à tout contrôle. Ainsi, Harlo Holmes, responsable de l’ONG new-yorkaise Guardian Project, rappelle que lors des émeutes de l’été 2011 à Londres, des milices de quartier ont pris des photos d’émeutiers dans les rues, puis ont essayé de les retrouver sur les réseaux sociaux et de les identifier à l’aide de logiciels comme Face.com, dans le but de les livrer à la police : « Cette fois-là, ça n’a pas marché, explique Mme Holmes, ces milices n’étaient peut-être pas assez expertes. Mais la prochaine fois, qui sait ? »Par ailleurs, une équipe de recherche de l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh (Pennsylvanie) a mené une expérience visant à montrer la dangerosité de ces nouveaux logiciels. Les chercheurs ont photographié au hasard des étudiants anonymes sur le campus, puis ils ont réussi à identifier près d’un tiers d’entre eux grâce à un système de reconnaissance faciale, en comparant leurs clichés avec une masse de photos taguées, publiées sur Facebook et indexées par Google – donc en libre accès.
Dans leur rapport final, ils concluent : « Désormais, on peut partir d’un visage anonyme pris dans la rue et aboutir à une masse d’informations sensibles sur cette personne. »Quand il parle de ses inventions, Gil Hirsch, le patron de Face.com, minimise : « Vous allez retrouver les vieilles photos perdues de vous et de vos amis, et éviter que les prochaines se perdent à leur tour, voilà tout. » Il rappelle aussi que ses applications sont bridées : sous la pression des pouvoirs publics et des associations de défense des libertés, Facebook et Face.com vous permettent de vous « détaguer » et limitent l’identification automatique à vos « amis ». Cela dit, une grande partie des utilisateurs de Facebook, surtout les jeunes, ont accepté des centaines, voire des milliers d' »amis » qu’ils n’ont jamais rencontrés dans la vie, et dont ils ignorent tout.
Face.com a également ouvert sa plate-forme à des développeurs indépendants de tous les pays, qui créent des masses d’applications inédites. Ainsi, la société Fareclock, située à Baltimore (Maryland), a mis au point une « pointeuse faciale », pour les usines et les chantiers. Au lieu d’insérer une carte de pointage dans une machine, les employés présentent leur visage devant une tablette, qui note leur arrivée et leur départ. On peut aussi pointer en utilisant son smartphone personnel, dans une zone délimitée à l’avance par GPS. Entre autres avantages, ce système élimine les fraudes : impossible de pointer à la place d’un collègue, pour le dépanner. Fareclock a déjà un concurrent, Faceclock, installée en Floride.
Pour le moment, la reconnaissance faciale est accessible uniquement par l’intermédiaire d’un serveur, mais elle sera bientôt disponible sur les portables. Social Camera, une application mise au point par la société Viewdle, effectue l’identification directement sur le smartphone, grâce à une « empreinte faciale numérique ». Le business de la reconnaissance faciale est loin d’avoir dévoilé toutes ses possibilités.
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